La sortie de Tours avec Bernard, s’effectue laborieusement par un dédale de rues montantes de Joué-lès-Tours, faisant sortir de la vallée du Cher pour atteindre d’abord la vallée de l’Indre, puis celle de la Vienne. Passer la nuit chez une grande amie qui habite Chinon, Dominique B., était tentant. Mais Chinon n’est qu’à 45 km de Tours. L’étape de ce samedi aurait été trop courte et celle de demain trop longue, pour nous faire atteindre Poitiers, objectif de la seconde journée. Je le regrette un peu. Car Dominique, qui s’initie entre autres, à l’iconographie, est en train de composer la Visitation. Et cette référence m’inspire fortement en ce samedi qui inaugure ce voyage de visites à mes amis. Puissent l’ange et la grâce féminine me rendre assez attentif et ouvert à tous les autres, connus et inconnus, que nous allons rencontrer.
L’objectif/étape de la journée a donc été fixé à mi-distance entre Tours et Poitiers, à 70 km, à l’Abbaye de Bois-Aubry, refondée et dirigée par un autre grand ami, Michel M.
Mais une autre et aussi grande amie, Marie-Odile, nous attend pour le repas de midi, à l’Île-Bouchard. Cette amitié assez récente (2006), s’est nouée de façon originale et inattendue par une rencontre autour du souvenir d’un ami commun: feu Joffre Dumazedier. Ce sociologue du temps libre, de l’éducation populaire, de l’autoformation et de l’éducation permanente est mort en 2002. Il a été mon directeur de thèse de 3ème cycle, soutenue en 1973. Et un grand ami de Marie-Odile avec une correspondance fournie entre les deux. Notre rencontre en 2006, a permis de publier cette correspondance sous le titre Nos lettres tissent un chemin (Gisors, M.-O. de, 2007). « Elles régénèrent des êtres et même en génèrent. La correspondance a cet étrange pouvoir de cogénérer des existences. Elle actualise et met en culture interpersonnelle des communautés de vie. Sinon ces affinités restent en jachère, dégénèrent et meurent » (4ème de couverture). Cette rencontre autour d’un ami commun mort, et cette publication qui fait revivre des facettes intimes de lui-même, ont eu un double effet pour moi. Le premier a été d’opérer une boucle de reconnaissance avec un homme qui fut un mentor pour moi. En apportant une contribution personnelle à sa mémoire, j’ai l’impression de lui rendre un peu ce que je lui dois. Je reconnais son apport pour moi. J’identifie socialement son importance pour moi et lui manifeste ma gratitude .
Le second effet a été de créer un lien spécifique d’amitié entre Marie-Odile et moi. Nous parlons de son second ouvrage Veilleurs de vie (2009). Et de la traduction primée de ses poèmes en espagnol : Corazon de alondra, Sial/Fugger Poesia (2012). Elle nous raconte un phénomène de synchronicité extraordinaire : le salut en rêve, lors de sa mort à des milliers de kilomètres et après des années de séparation, d’un espagnol passionnément aimé. « Il est né au ciel », selon une formule orthodoxe pour annoncer la mort. Je découvre cette formule ce soir même, en arrivant à Bois-Aubry où se love une très discrète abbaye orthodoxe < http://michelouis.chez.com/abba-3.html >.
De Marie-Odile de Gisors
Deux barbus à la barbe blanche, harnachés.
Deux vélocipèdes perfectionnés, rôdés à la balade.
L’un d’eux, Gaston a été jusqu’à Jérusalem
Chapeau bas !
Déjeuner.
Sympathie humble et profonde.
Apéritif. Toasts à la tapenade sur Manzanilla.
Grosse salade
Quiche au saumon et aux épinards.
Roquefort et Ste Maure
Et pour terminer mon fameux Gâteau à la châtaigne avec un zeste de chocolat.
Conversation délicieuse
Rires et profondeur
Echos de cœur à cœur
Tout est au rendez-vous de ce que j’aime.
Je raconte l’histoire de mon chemin de source. Puis les vertiges. Le lieu porteur de mal être pour moi. La nappe d’eau stagnante en-dessous. La faille sismique.
L’ami de Gaston me dit :
- Que penser de scientifique de tout cela ?
- Je n’en sais vraiment rien mais j’ai testé et suis ébahie du pouvoir que cela a.
Mon pastel des cœurs. Tous deux fascinés.
- Pour moi, c’est très exactement l’antithèse du « Cri » de Munch
dit Bernard
- En quoi ?
- Parce que « Le cri », c’est l’angoisse pure, la répression du cri. Là, c’est tout le contraire : c’est l’enveloppement et toute la tendresse du monde. Tu es pure invitation à la créativité.
Invitation à raconter les circonstances qui ont donné naissance à ce pastel qui touche tous ceux qui passent dans mes pénates et qui est la couverture de mon recueil de poèmes espagnols : « Corazón de alondra »
Et je raconte : Manolo, cet immense amour. Ces retrouvailles 28 ans après avec la même passion. L’enfer du quotidien puis la séparation.
Et surtout, cette visite de Manolo des années après que l’on se soit séparés la mort dans l’âme et lui, la mort déjà ancrée au cœur du corps.
Cette visite à l’aube, où il est venu me dire A Dieu.
Il ne connaissait plus le lieu où j’abritais mon corps mais son âme en partance m’a retrouvée sans faillir.
Il était lumineux, radieux, en paix.
Je n’ai oublié aucun de ses mots qui restent gravés en mon argile pour l’éternité
- Je dois partir. On m’attend mais je suis venu te dire que je reviendrai toujours te voir.
m’a-t-il dit avec une immense tendresse, un feu apaisé.
Je le vois comme s’il était là, présent dans son absence lumineuse
Je raconte aussi mon expédition à Soria pour dire A Dieu à Manolo sur Sa terre.
Je suis allée pleurer un mort et c’est la fête que j’ai rencontrée.
La fête espagnole : les fanfares de toutes parts, le vin, les gâteaux et une joie sonore et vive.
Et je n’ai pas pleuré. J’ai ri et j’ai capté.
« Laissez les morts enterrer les morts. »
Bernard me dit que, pendant des années il a fait une psychanalyse.
Gaston me lance sur « Veilleurs de vie ». l’histoire de mon père qui inaugure le livre et je raconte.
J’ai un grand-père qui s’est suicidé. Je ne l’ai su qu’il y a très peu de temps. Confie Bernard
- Tabou Secret Honte
L’église refusait d’enterrer les suicidés, les morts à la dérive.
Cruauté
Jugementd’une désespérance
qu’il faudrait
bercer
embaumer
Pour le mort
et pour toute la famille
qui souffre mille morts
et porte le poids de ce désespoir
qui n’a trouvé d’autre issue que la mort
et la culpabilité de n’avoir pas su
pas pu…
C’est peut-être pour cela que s’impose à moi
l’issue d’amour
la seule vraiment humaine
Belle conversation, libre,vive joyeuse et profonde. J’aime
En partant, Bernard me donne un abrazo
Nous nous sentons proches
J’aime ces moments inattendus, offerts, gais et profonds
où les cœurs se répondent comme un écho qui se prolonge
de mont à mont
J’ai oublié un temps, un temps béni que j’étais la mère de Fanny qui peine à se remettre en selle et la mamie de Sara qui occupe une grande place dans le paysage de son enfance.
Quelle merveilleuse enfant !
Ce n’est pas à moi de remettre le pied de Fanny à l’étrier, de lui dire de quel côté elle doit monter et de la pousser dans les côtes.
A elle de se remettre en selle
Et de cultiver l’art de la ramasse, si cher à mon cœur
Venga ! Hija mía
Tu n’es pas la seule à être tombée de cheval
parfois de très haut
du haut de ce que l’on nomme
amour
Allez ! Hop !
Vers 18 heures, au détour d‘une petite route serpentant sur un plateau au-dessus de la Vienne, surgit de façon insolite,
d’un champ de colza, un clocher solitaire. Ce clocher de pierre est le dernier vestige relativement visible de l’Abbaye Royale Saint-Michel de Bois-Aubry.
Elle a été fondée au 12ème siècle par l’ermite Robert. Dans la tradition monastique, elle a vécu le passage d’un monachisme solitaire, l’érémitisme, à celui en communauté, le cénobitisme. Elle a connu aussi, non sans mal, la Guerre de Cent ans (1337- 1453), les Guerres de Religion (1562-1598), la Révolution Française (1789) et les déshérences modernes. Il ne reste guère que les ruines de l’abbatiale, du cloître et de quelques fortifications, quand en 1978 s’en éprend une petite communauté orthodoxe mixte, animée par Père Michel et Sœur Christiane. Demain, le 28 avril, est justement l’anniversaire de leur arrivée en 1979, allons-nous apprendre au repas du soir.
Ils ont réussi à consolider le clocher. Mais pour le reste, je me souviens d’un écriteau désespérément accroché à un mur ébréché et affichant: Le possible est fait. L’impossible est en route. Pour un miracle, on demande des subsides. La mystérieuse arrivée, dans le cimetière en 1985, des cendres de l'illustre acteur, photographe, et musicien Yul Brynner, n’a pas réussi à drainer les foules. Pour survivre, la petite communauté a aménagé, de l’autre côté de la route, des bâtiments en habitations, chapelle, bibliothèque, chambres d’hôte. Érudit multifonctionnel, le Père Michel offre ses services comme correcteur et metteur en forme de thèses et ouvrages. C’est dans le cadre ce cette activité que je l’ai connu au début des années 90. Cette coopération autour de multiples manuscrits a forgé et nourri une discrète et forte amitié de fond.
En 2006, ils ont jeté l’éponge de la restauration de l’abbaye. Elle appartient depuis cette date à une association privée créée en 2009 : l'Association Abbaye Royale Saint-Michel de Bois-Aubry (A.A.R.S.M.B.A.) < http://www.abbayedeboisaubry.fr/fr/ >. Elle reprend le flambeau de la restauration, des visites et de l’animation. La Tribune de Tours affichait justement du 25 avril en première page, une photo de l’abbaye et de son nouvel « heureux propriétaire », avec le titre « Sauveurs d’abbayes en Touraine ». En seconde page, le titre de l’article développant ce « sauvetage », en situe mieux les conditions et motivations : S ‘offrir une abbaye en Touraine, c’est possible. Le prix d’acquisition est parfois symbolique, c’est l’entretien qui revient cher. Au cours du voyage, nous allons découvrir hors de Touraine, d’autres cas de sauvegarde de ce patrimoine historique qui semble relativement important dans ce sud-ouest de la France. Ils illustrent ce mélange de passion culturelle et de distinction sociale.
Pour les anciens responsables de l’abbaye, ce délestage du passé, qui a dû être douloureux, s’est opéré dans la dynamique de l’audacieuse création d’une Église Orthodoxe des Gaules. Cette dernière ne se veut pas une nouvelle église locale. Elle se voit comme l’héritière de l’antique Église des Gaules, « dans l’esprit de l’Église indivise du premier millénaire, pauvre, mystique et œcuménique (Site Wikipédia de l’Église Orthodoxe des Gaules). Cet héritage a été longuement recueilli, médité et socialisé dans un ouvrage du Père Michel : Messe de l’ancien rite des Gaules. Origine et restauration (Mendez Michel, 2008).Cette recherche, très documentée, vise à reconstituer les traces de la rencontre du christianisme et des cultures celtes et gauloises, dans la construction, à partir du 2ème siècle, de la pratique liturgique eucharistique, communément appelée aujourd'hui "la Messe".
Justement, à 18h30 exceptionnellement, la communauté célèbre cette messe selon ce rite des Gaules. D’habitude c’est le dimanche matin à 10H. Mais la cérémonie a été avancée pour que le Père Michel puisse se rendre demain en Belgique, aux obsèques d’une grande figure de l’orthodoxie moderne, mort le 25 avril : Thierry VERHELST. Juriste spécialiste du droit coutumier africain, il a effectué de nombreuses missions aux quatre coins du monde. Fondateur et coordinateur du Réseau Sud-Nord Cultures et Développement, il a été rédacteur en chef de la revue Cultures et Développement. Le Père Michel m’avait offert un de ses derniers livres : Des racines pour l’avenir. Cultures et Spiritualités dans un monde en feu, 2008. Il y développe les voies de ce qu’il appelle la transmodernité. Ce monde en feu oblige « à définir un nouveau paradigme capable de nous sortir de l’individualisme et de l’utilitarisme hérités de la modernité pour renouer avec le sens de l’Amour auquel nous a invités le Ressuscité. » (Verhelst, 2008). Je le remercie presque « d’être né au ciel » ce jour-là afin de pouvoir bénéficier de ce rendez-vous dominical avec le Ressuscité pour renouer avec son sens de l’Amour.
Aussi est-ce avec une grande émotion que, dans ce coin perdu de Touraine, j’ai entendu monter ces chants orthodoxes glorifiant le Ressuscité, la Trinité et la Création, au sein des magnifiques icônes de Sœur Élisabeth, la deuxième représentante féminine du noyau tripolaire de la communauté. Un petit groupe de Béthune était présent, entre autre pour s’initier à l’iconographie. Au repas du soir, Bernard, originaire du Nord-Pas-de-Calais, a fort sympathisé avec eux. L’un deux, Christian L., passionné de vélo, a accompagné notre départ le lendemain matin.